Après Le Nœud de Pomme, Ève Chambrot affronte un monstre littéraire dans La Bonne Distance, paru aux éditions Volume en mai dernier. Dans cet échange épistolaire fantasmé avec Michel Houellebecq, l’écrivaine ébauche un portrait en ombres chinoises d’un doux provocateur… Rencontre avec une admiratrice qui a su garder ses distances.
« Suis-je capable d’inventer ». Cette question, Ève Chambrot l’a portée longtemps en elle. La littérature chevillée au corps, le goût des belles lettres en poche, elle s’est longtemps promenée dans la vie avec cette tentation de l’écriture, sans oser se lancer franchement dans l’aventure. Elle y est arrivée pourtant par des chemins détournés. « J’ai toujours aimé écrire mais des petits textes… Le roman me paraissait inaccessible, cela suppose une idée sur la durée », avoue-t-elle. Un peu comme dans un tango, l’approche s’est faite à petits pas, parfois en évitements, parfois en rapprochements, souvent en se tournant autour. Finalement, le roman vient à elle grâce à plusieurs rencontres. La première a lieu en 2008 avec la fille d’un ancien maire de Nancy dont elle rédige la biographie. De cet ouvrage, publié de façon privée, elle rebondit sur un autre projet : La Chaumière, écrite à quatre mains avec Emmanuel de Saint-Martin, retrace l’histoire d’une association d’aide à l’enfance. Le véritable déclic se produit lors d’un atelier avec l’auteur et metteur en scène Benoît Fourchard au Théâtre du Peuple à Bussang. Là, la romancière pointe le bout de son nez pour la première fois. « Je ne me suis vraiment rendu compte que je pouvais écrire qu’à partir de ce moment. J’ai produit un texte et il a été le point de départ de mon premier roman Le Nœud de Pomme », décrit-elle.
Houellebecq, hors de portée
Avec ce premier roman, elle dénoue les fils qui retenaient encore sa plume. Elle embarque désormais les lecteurs dans ses voyages intérieurs. Dans ses livres, l’intime s’effleure avec délicatesse, nulle grandiloquence, ni fioritures ; ses mots vont droit au cœur, simples et précis. « Je n’écris pas un roman balzacien. Je m’intéresse surtout au travail de la langue mais il ne faut pas que ce soit un travail trop intellectuel », note-t-elle. Italo Calvino, l’écrivain perché, Gustave Flaubert, le « modèle inatteignable » ou William Faulkner, tous appartiennent aux figures tutélaires de son panthéon littéraire. Parmi eux l’auteure a trouvé son juste milieu. À ces derniers elle ajoute encore un extraterrestre de la littérature française : Michel Houellebecq. Et justement, elle tente de croquer ce drôle d’énergumène dans son dernier livre La Bonne Distance. « J’aime ses provocation. C’est un homme libre. Ça se révèle encore plus vrai aujourd’hui… En ce moment, il fait beaucoup d’apparitions dans les médias et on peut voir qu’il n’a plus de dents. Or il a largement les moyens de se payer des soins dentaires : soit il se fout complètement de son apparence, soit il le fait pour provoquer », analyse-t-elle. Elle l’admire. Elle veut lui écrire mais bloque : que lui dire ? Alors, elle décide de le faire dans « la fiction ». De son envie d’échange épistolaire naît le personnage de son roman : un « je » sans véritable identité, une femme qui lui ressemble un peu et pas du tout, une admiratrice tentant de briser le mur entre un écrivain et ses lecteurs. De là, commence un jeu de questions sans réponses. L’inaccessible Michel Houellebecq se dessine dans l’absence, au fil des lettres.
Les caprices d’un fleuve
Afin d’esquisser ce portrait en ombres chinoises, Ève Chambrot s’est richement documentée et a empilé les interviews, les romans comme autant d’indices. « L’image de Houellebecq dans La Bonne Distance est une interprétation personnelle de ce qu’il est. Pour autant, elle n’est pas farfelue ; elle est fondée », insiste-t-elle. Au bout de cet échange épistolaire rêvé, une fin dérangeante pour certains lecteurs. L’écrivaine s’explique : « Je voulais que cela soit inachevé. L’angoisse est un peu mon fonds de commerce. Ce qui est le plus effrayant pour cette fille, c’est l’entre deux : ne pas savoir s’il ne veut plus la voir ou lui écrire, ou s’il est mort… ». Angoissée Ève Chambrot ? En tout cas, elle n’est pas pétrifiée par la peur de la page blanche. Déjà lancée dans l’écriture de son troisième roman, elle endosse une nouvelle identité, un nouveau « je », masculin cette fois-ci. L’inspiration, elle l’imagine comme une recette de cuisine improvisée. « Dans un grand chaudron », elle verse quelques anecdotes empruntées à des amis, un soupçon de conversations entendues dans le bus ou au restaurant, une pincées de souvenirs et d’émotions personnels. Le reste vient tout seul. Un long fleuve tranquille charriant un flot de mots, parfois tumultueux, parfois apaisé.